24 Novembre 2020
Il peut sembler choquant de considérer qu’il ne constitua qu’un début d’application de ce projet, mais peut-on douter que sans l’écrasement militaire du régime, l’œuvre de destruction massive de populations entières – sans parler des autres victimes de la répression, de la terreur et de la guerre – se serait poursuivie ? Quelques mois, quelques années de plus, selon les péripéties militaires, et ce serait des millions et des millions d’êtres humains qu’il faudrait ajouter à la liste des assassinés. C’est bien l’humanité tout entière qui était menacée de génocide et d’asservissement. D’où la nécessité de penser Auschwitz au niveau des valeurs fondamentales et non à celui d’un événement délimitable, une affaire classée. Il doit rester une référence essentielle et vivante pour les générations à venir, exempt de toute banalisation ou instrumentalisation ; non seulement en raison des questions qu’il soulève, mais aussi du fait de cette fonction de laboratoire qui lui fut assignée dans le cadre du “Reich de mille ans”. L’expérience de la barbarie rationnelle en plein xxe siècle en fait un avertissement capital.
Cet enseignement a contrario, pour ainsi dire, demande à être complété. Car si le nazisme fut vaincu militairement par les armées alliées secondées par la Résistance, on ne dit pas assez qu’il fut vaincu aussi moralement dans les camps de concentration, les ghettos, et jusque dans l’extermination “raciale”. L’immense entreprise de déshumanisation menée contre les résistants européens et les “sursitaires” juifs et tziganes du génocide doit être considérée comme un échec retentissant de la plus haute importance.
S’il est vrai que dans les conditions épouvantables où ils furent placés, nombre de détenus et déportés sombrèrent dans une dégradation physique et morale, il faut souligner que la responsabilité en incombe aux bourreaux et non – comme on l’entend parfois – aux victimes. C’est précisément ce qui fait tout le prix de l’action des résistants dans les camps nazis – qu’ils fussent juifs ou non – et de la solidarité individuelle ou collective dont firent preuve tant de déportés à l’égard des plus faibles et des plus menacés. Au sens large, la solidarité se confondait dans les camps avec la résistance. On sait qu’elle figurait parmi les objectifs principaux des organisations clandestines.
Et qu’on ne vienne pas dire que ces actes furent peu nombreux. La rareté des documents, l’incapacité de bien des survivants à témoigner, leur sous-estimation des gestes obscurs individuels et la disparité des récits ne doivent pas induire en erreur. L’étonnant, comme on a pu le dire, n’est pas qu’il y en eut si peu, mais que dans ces conditions-là il y en eut tant.
Cette victoire de l’homme dans ce qu’il a de meilleur, les valeurs si chèrement acquises à travers les millénaires, est partie intégrante des enseignements d’Auschwitz et du système concentrationnaire. Elle nous autorise à rêver, puisque rêver pour tracer sa route est aussi le propre de l’homme, au temps béni où, sortie de sa préhistoire – selon une formule célèbre – l’humanité pourrait enfin oublier Auschwitz. Mais tout comme la fleur tient son charme de sa vie éphémère, la beauté et la grandeur de la civilisation ont peut-être partie liée à sa fragilité."
Le livre de Maurice Cling Un enfant à Auschwitz est publié aux Les éditions de l'Atelier-Editions ouvrières, Paris, 2015, pp. 229-230.