Un blog sur l'histoire, la géographie et l'éducation civique enseignées dans un collège de Fontenay-sous-Bois
29 Septembre 2016
Mémoire du Camp Tsigane de Montreuil-Bellay
Cette association a pour but la préservation et la transmission de la mémoire de l'internement des Tsiganes à Montreuil-Bellay durant la Seconde Guerre mondiale
Les Tsiganes pourrissaient depuis des mois et des mois derrière les grillages, nourris de pain moisi, de raves et de choux.
Les vieux s’enfermaient dans la fièvre et la folie, de jour en jour criaient des imprécations, passaient de la colère aux prières, des prières au délire, cognaient comme des chevaux les bat-flancs des châlits, contemplaient, ravis, la braise dure et blanche des grands feux de bois secs apportés par les hautes eaux de l’hiver sur ces terrains de sable et d’acacias, près de Klüsserath où se mêlent et s’affluentent la Salm et la Moselle. Leur agonie se réchauffait au souffle exalté du récit des grands moments de l’existence.
L’enfant qui venait les désoiffer d’un peu d’eau subissait le reproche de leur avoir vendu, trente ans auparavant, une jument convulsionnaire qui s’était couchée sur la route, fracassant la limonière et les harnais…
Hallucinées par la faim, les grands-mères se plaignaient de manquer de vin rouge pour attendrir la viande de ces lapins de garennes très puants, recommandaient l’échalote et l’oseille et refusaient la cive pour le poisson de rivière, mais pas les écrevisses, promettaient pour dimanche des pigeonneaux fourrés de hachis maigre, des escargots par centaines, des bons schnekes au beurre de ferme, aillés d’ail sauvage et poivrés de ce beau poivre rouge et pas cher que vendaient les vieux épiciers juifs à la frontière autrichienne.
Avec des histoires d’ours et de chat, des fillettes décharnées endormaient les petits qui n’avaient plus de mères, abattues par les soldats. Un docteur venait parfois les voir et moquait leur terreur par des grimaces de singe, puis reprenait sa figure sévère et sa seringue pour infecter leur petit corps de piqures qui les rendaient malades.
Le kapo les alignaient contre un mur du block pour les faire grimper un à un sur une table et commandait d’ouvrir la bouche. Suivi par ses grands prisonniers polonais, trois têtes rouges avec des yeux de chiens, toujours les mêmes taciturnes et circonspects qui portaient la table et la sacoche aux instruments, le docteur emmenait un petit frère, une petite sœur qu’on ne revoyait jamais.
Harcelés, affamés, battus par les kapos, rongés de fièvres et tourmentés sans répit, les Tsiganes mourraient et ceux qui ne mourraient pas devenaient fous, sarclaient au sang leur peau tavelée d’ulcères, dévorée par la gale, leur tête mangée aux poux. Ils s’éveillaient de ces rêves infernaux pour s’immerger dans la récitation des prières dont la musicalité soignait leurs tourments par le réconfort douloureux du souvenir des grandes retrouvailles chaque année, dans les villes de pèlerinage assidus.
Les musiciens étaient morts et les prominentz réclamaient les violons qu’on avait brûlés par le feu, car même dans les camps, la coutume est la coutume et les affaires des morts suivent les Tsiganes dans la mort.
On espérait un peu de sursis d’un excès de malheur, on espérait des convois, des rafles et des arrivages de nains, de jumeaux, de bancals et d’œils-de-crasse. Les jumeaux intéressaient particulièrement le docteur qui les tuait pour scier les crânes, désosser leur petit corps, fouiller le cerveau, les nerfs et les viscères où il imaginait découvrir un hypothétique secret de la gémellité qui aurait pu permettre à sa race nazie de se multiplier deux fois plus vite. Ainsi, il aurait accéléré le peuplement de leur espace vital.
Depuis plus d’un mois, depuis le train de Byalistok, on ne vivait plus que dans la tourmente. Des Rroms polonais et lituaniens, tout un convoi qui avait souffert des coups et des privations, dont beaucoup étaient malades du typhus, avaient été poussés dans les chambres à gaz et incinérés. On n’avait plus besoin des Tsiganes, ni pour le travail ni pour les docteurs. Les Russes, de source sûre, connaissaient le projet de liquider le camp tsigane, le Zigeunerlager.
L’inquiétude se propageait, mais les Tsiganes n’avaient pas brulé les violons des musiciens, courant le risque mortel de cacher la vérité aux prominentz, de nier la mise en sûreté des instruments emmaillotés avec précaution et dissimulés dans les charpentes, car ils savaient depuis longtemps que les prisonniers russes guignaient ces violons pour une commande dont ils ne diraient jamais un mot de plus.
Les violons en question furent vendus pour des pelles et des fourches, du fil de fer, des clous de charpente et de gros écrous de moteurs de camions. Les femmes ont déterré l’or enseveli, et l’or aussi fut échangé pour du fer et des lames fourbies, et sur ce fer ils ont juré la mort, ils ont juré le sang.
Et quand, le blocksperre, le couvre-feu, le bouclage et l’interdiction de sortir des baraques fut instauré, ils ont attendu les kapos avec des fourches et les ont piqués aux poumons, étranglés au fil de fer et assommé leurs chiens enragés pour aller défier les mitrailleuses avec des pelles de terrassiers, depuis des semaines soigneusement aiguisées.
Soixante et onze ans après ce jour du 16 mai 1944, les familles et les descendants de ces Tsiganes courageux ont tenu à leur rendre honneur dans la plupart des capitales et des grandes villes d’Europe.
Que leur mémoire sur la terre entière brille comme le beau feu nomade aux braises blanches et dures sur les rives de la Moselle.
Que les élus notre pays se souviennent aussi que ce sont les descendants de ces martyrs et de ces héros inconnus qu’ils maltraitent et pourchassent, dont ils détruisent chaque jour à la pelleteuse les précaires habitations.